Au Nicaragua, l'industrie bovine piétine la forêt et les indigènes, selon un documentaire
Le bœuf du Nicaragua, présent dans de nombreux hamburgers américains, a un arrière-goût d'écocide et de sang: c'est le message d'un nouveau documentaire, qui dénonce la déforestation et le vol des terres indigènes menés par l'industrie bovine de ce pays d'Amérique centrale.
Le film plonge le spectateur dans la forêt tropicale de la réserve biologique d'Indio-Maiz, havre de biodiversité et terre sacrée des autochtones Rama, profanée par des éleveurs sans complexe.
"Quand je suis arrivé ici, je savais que c'était une réserve. J'ai juste volé la terre. Je n'ai pas payé pour cela", balance à la caméra Chacalin, en surveillant ses vaches entourées d'arbres abattus.
"S'ils me chassent d'ici, ils peuvent me retirer la terre, mais je ne perds pas d'argent", ajoute tranquillement ce colon.
Présenté vendredi en avant-première au festival Mountainfilm dans le Colorado, ce long-métrage est co-réalisé par Camilo de Castro, un journaliste d'investigation qui a fui la répression organisée depuis plusieurs années par le gouvernement de Daniel Ortega.
Avec le documentariste américain Brad Allgood, il s'est aventuré depuis 2016 plusieurs fois dans cette réserve qui borde le Costa Rica sur environ 2.600 kilomètres carrés, pour témoigner de la tragédie qui s'y déroule.
- "Colonisation" -
Leur caméra suit les autochtones Rama et les Créoles du Nicaragua, dans cette jungle aussi luxuriante que traîtresse.
En canoë ou à pied, ils patrouillent en évitant sangsues et jaguars. Mais ils sont confrontés à d'autres adversaires: des colons qui s'approprient illégalement la forêt. Nombre d'entre eux sont à la solde de riches éleveurs, qui les paient pour abattre les arbres avant d'envoyer leurs vaches.
Dans le documentaire, une patrouille indigène découvre un ranch au milieu de la jungle. Malgré un signalement transmis à la police et au gouvernement, l'affaire est ignorée: les forces de l'ordre veulent être payées pour enquêter, et une rencontre sollicitée avec un ministre ne se concrétise jamais.
Depuis le tournage, le conflit a pris un tour violent. Plusieurs autochtones ont récemment été tués par des colons au Nicaragua, et beaucoup de meurtres restent impunis.
"Il y a beaucoup de racisme en jeu", estime auprès de l'AFP M. de Castro. "Je dirais que nous filmons la dernière étape de 500 ans de colonisation au Nicaragua."
La déforestation galopante de la réserve est pourtant loin d'être irrémédiable, selon son collègue M. Allgood. Car contrairement aux tentaculaires forêts d'Amazonie, Indio-Maiz est une "petite zone" où "il ne serait pas difficile d'ériger une barrière pour empêcher les gens d'entrer".
Le gouvernement "ferme les yeux", estime-t-il.
- Exportations aux Etats-Unis -
Le Nicaragua est en crise depuis plusieurs années. Au printemps 2018, la répression de manifestations réclamant le départ du président Daniel Ortega a fait plus de 300 morts, selon l'ONU. Cette contestation était en partie motivée par l'incapacité de l'exécutif à lutter contre un gigantesque incendie dans la réserve d'Indio-Maiz, allumé par un colon.
"La corruption du gouvernement leur permet de voler et de déboiser la terre sans conséquences", dénonce dans le documentaire Christopher Jordan, un dirigeant de l'association de protection de la nature Re:wild. Selon lui, 90% de la déforestation dans la région est due à l'élevage illégal de bétail.
Cette viande a de bonnes chances de finir dans les hamburgers des Américains: malgré sa taille, comparable à celle du Mississippi, le Nicaragua est le sixième fournisseur de viande de bœuf des Etats-Unis.
Les consommateurs américains, eux, sont dans le flou. Une loi obligeant d'étiqueter la viande de bœuf pour mentionner sa provenance a été abandonnée depuis 2015. Et selon les réalisateurs du documentaire, toute traçabilité est rendue impossible par l'opacité de l'industrie au Nicaragua.
"Nous parlons du pétrole, de l'exploitation minière (...), mais l'industrie alimentaire n'attire pas encore suffisamment l'attention", déplore M. de Castro, en espérant "que les consommateurs soient plus méfiants."
Le journaliste appelle également le gouvernement nicaraguayen a faire preuve de "volonté politique". Les autorités doivent "jeter en prison" certains éleveurs pour l'"exemple", estime-t-il.
Mais ce militant, qui a été déchu de sa nationalité et vit désormais en exil au Costa Rica, ne se fait guère d'illusions.
"C'est probablement le dernier documentaire indépendant qui sortira sur le Nicaragua avant je ne sais combien de temps", soupire-t-il. "Le gouvernement a érigé un mur autour du pays."
R.Andazola--LGdM