Gens du voyage: près de Lille, dix ans de combat au féminin pour changer d'air(e)
Changer d'aire pour pouvoir respirer: depuis 2013, sur un terrain d'accueil de gens du voyage près de Lille pris en étau entre une centrale à béton et une briqueterie, des femmes mènent le combat pour revendiquer un environnement vivable.
"Qui habiterait à côté de ces usines? Normalement pas des êtres humains". Dans la cuisine de sa baraque, au côté de ses trois soeurs, Sue Ellen Demestre affiche une indignation intacte après une décennie d'engagement.
Sa famille est sédentarisée, de fait, depuis 15 ans sur cette aire, où se serrent selon son décompte quelque 280 personnes. Un rideau d'arbres les séparent de la centrale à béton, un talus d'une concasserie de gravats.
A l'origine, des familles avaient établi un campement "sauvage" sur un terrain tout proche pour y passer l'hiver. En 2007, une aire d'accueil est créée, la loi Besson imposant aux communes de plus de 5.000 habitants d'en disposer.
D'abord satisfaits, les occupants déchantent quand apparaissent gale du ciment, conjonctivites et problèmes respiratoires, rapporte Sue-Ellen. Sans compter le bruit et le ballet des camions.
Mais faute d'autre solution et pour scolariser les enfants, ils prennent racine. Jusqu'à ce qu'en 2013, les Briqueteries du Nord s'installent.
C'est la nuisance de trop, des femmes, dont la mère de Sue Ellen, créent un collectif, Da so vas, "Tendre la main" en dialecte tzigane. Pétitions, manifestations, réalisation d'un film s'enchaînent.
- "On paie pour mourir" -
"On a perdu notre belle-sœur de 42 ans d'un cancer généralisé. Son frère a aussi eu un cancer. Sur dix naissances, sept enfants finissent asthmatiques. Les personnes âgées ont des bronchites à répétition", liste Sue Ellen, qui pointe un "racisme environnemental".
"Ici, on paie pour mourir", lâche sa sœur Lisa, car les occupants payent un loyer. "En juillet-août, c'est invivable: vous posez un téléphone, en deux minutes il est couvert de poussière".
Sa nièce de 20 ans, mère de deux filles de 9 mois et 6 ans, sort le moins possible sa cadette, qui souffre de problèmes respiratoires et d'irritations des yeux.
Aucun lien officiel n'a été établi entre l'état de santé des résidents et la pollution du site. En novembre 2020, la préfecture a demandé à la société bétonnière CCB d'évaluer à ses frais ses émissions.
Les mesures seront réalisées "au deuxième trimestre 2023", assure CCB. Jusque là, aucun bureau d'études n'a accepté d'intervenir en raison du "risque de dégradation" du matériel par les résidents, plaide la société.
"On peut faire toutes les mesures qu'on veut, de toute façon il y a de la poussière et elles ne veulent plus vivre là", balaie l'élu référent de la métropole lilloise pour les gens du voyage, Patrick Delebarre.
La relocalisation de cette aire est désormais actée dans le Schéma Départemental d'Accueil des Gens du Voyage. Mais trouver d'autres terrains est complexe, souligne-t-il.
- Une mobilisation "unique" -
"La loi demande aujourd'hui qu'on mette ces gens dans des lieux salubres", alors qu'à l'époque, "la façon de voir consistait à dire +la loi oblige à les mettre dans un coin, mettons-les dans un coin+".
Le Schéma départemental prévoit des terrains familiaux ou de l'habitat adapté, mêlant maisons et emplacements pour caravanes, car les aires "ne correspondent plus aux attentes des gens du voyage du Nord", largement sédentarisés, explique-t-il.
Les communes de Ronchin et Hellemmes cherchent des terrains mais "on n'a plus beaucoup de parcelles publiques constructibles" et la place manque, affirme la mairie de Ronchin.
Pour William Acker, juriste issu de la communauté des gens du voyage, le combat des femmes de cette aire, "parmi les pires" de France, est unique "même à l'échelle européenne".
"Habituellement, les luttes sont éparses et s'épuisent très vite, le public des aires d'accueil ne peut pas se permettre de s'opposer frontalement à l'administration".
"Qu'on le veuille ou pas, ils ont réussi à nous sédentariser", résume Sue Ellen. "Mais je veux qu'on le soit à notre façon. On veut aussi que plus tard nos enfants ait un boulot qui leur donne envie de se lever le matin".
L.Navarro--LGdM