Interdire la pilule abortive est "scandaleux", pour son inventeur, Etienne-Emile Baulieu
"Scandaleux", "un recul pour la liberté des femmes": Etienne-Emile Baulieu, l'inventeur de la pilule abortive, se désole de sa récente interdiction par un Etat américain et continue, à 96 ans, de chercher des traitements pour la dépression et la maladie d'Alzheimer.
Vendredi dernier, le Wyoming est devenu le premier Etat américain à interdire la pilule abortive, ce qui constitue une nouvelle victoire pour les conservateurs qui entendent faire régresser l'accès à l'avortement aux Etats-Unis.
"C'est un recul pour la liberté des femmes, surtout pour les plus précaires qui n'auront pas les moyens d'aller dans un autre Etat pour se la procurer". Etienne-Emile Baulieu ne mâche pas ses mots, lui qui a consacré une bonne partie de sa vie à l'exact opposé: "accroître la liberté des femmes".
Fils d'un néphrologue qui meurt alors qu'il n'a que 3 ans, élevé par sa mère, féministe, il est résistant à 15 ans. Ce "médecin qui fait de la science", comme il aime se définir, se spécialise dans l'étude des hormones stéroïdes.
Invité à travailler aux Etats-Unis, il est remarqué en 1961 par Gregory Pincus, le père de la pilule contraceptive, qui le convainc de travailler sur les hormones sexuelles.
De retour en France, il conçoit une anti-hormone, qui permet de s'opposer à l'action de la progestérone, essentielle à l'implantation de l’œuf dans l'utérus. "Je voulais en faire un +contragestif+", explique-t-il à l'AFP, c'est-à-dire un moyen de contrer la gestation.
La molécule RU-846, mise au point en 1982 avec le laboratoire Roussel-Uclaf avec qui il s'est associé, est une alternative médicamenteuse à l'avortement chirurgical, sûre et peu onéreuse.
Mais la bataille pour sa commercialisation sera rude, les puissantes ligues américaines anti-avortement l'accusant notamment d'avoir inventé une "pilule de la mort".
"Vous, juif et résistant, on vous a accablé des plus atroces injures et on vous a comparé aux savants nazis (...) Mais vous avez tenu bon, par amour de la liberté et de la science", a rappelé début mars le président Emmanuel Macron en lui remettant la Grand-Croix de la Légion d'Honneur.
- "Fanatisme et ignorance" -
"L'adversité glisse sur lui comme l'eau sur les plumes d'un canard, il est extrêmement solide", confie la productrice Simone Harari Baulieu, qui partage sa vie depuis plus de 30 ans.
Ce "retour en arrière" décidé aux Etats-Unis trahit, selon lui, "fanatisme et ignorance".
Dans son bureau de l'unité 1195 de l'Inserm au CHU du Kremlin-Bicêtre, qu'il continue d'occuper trois fois par semaine, et où s'entassent photos, diplômes, classeurs renfermant "le travail de toute une vie", ou encore des sculptures offertes par son amie Niki de Saint-Phalle, il a encore envie d'"être utile".
S'il arbore discrètement sa récente décoration sur son costume bleu, il assure n'avoir "jamais espéré sérieusement recevoir de tels honneurs": "ça m'a fait plaisir mais ce qui m'intéresse c'est d'améliorer la santé des gens".
Dans son labo, ses équipes poursuivent les recherches qu'il a entamées il y a des années pour prévenir le développement de la maladie d'Alzheimer mais aussi pour traiter les dépressions sévères: un essai clinique chez l'homme se déroule jusqu'à l'été dans une dizaine de CHU et à l'AP-HP (hôpitaux de Paris).
"Il n'y a pas de raison qu'on ne trouve pas de traitements", avance ce grand optimiste. "Ca fait du bien de trouver quand on fait ce métier", complète-t-il, énumérant ses chevaux de bataille: "les femmes, la santé cérébrale, la longévité".
"Toujours enthousiaste, il est un moteur pour nous; quand il vient on discute de nos avancées", livre Julien Giustiniani, chef d'équipe à l'Institut Baulieu, créé pour financer les recherches sur les démences séniles.
S'il doit s'aider d'une canne pour marcher, Etienne-Emile Baulieu semble infatigable.
Cet utilisateur de la DHEA, une hormone naturelle dont il pense qu'elle peut retarder le vieillissement et dont il avait décrit la sécrétion par les glandes surrénales en 1963, va encore régulièrement assister à des spectacles, et avoue, l'oeil rieur, être "stimulé par les sujets difficiles".
"Si je ne travaillais plus, je m'ennuierais je crois", souffle-t-il.
D.F. Felan--LGdM